La formation des somites

Par Patrick Pla, Université Paris Saclay

*Elongation de l’axe antéro-postérieur et formation des somites chez l’embryon de poulet. Source : https://elifesciences.org/articles/04379
*Formation des somites chez le poisson-zèbre

Les somites sont des segments transitoires du mésoderme paraxial qui donnent naissance aux vertèbres, aux muscles du dos et des membres et au derme.

*Ajout progressif de somites à partir du mésoderme présomitique chez l’embryon de poulet. Une paire de somites est ajoutée toutes les 90 minutes. Source : https://elifesciences.org/articles/04379

Le long du corps de l’embryon qui s’allonge, la somitogenèse forme séquentiellement et périodiquement des boules épithéliales paires (somites) à partir de tiges bilatérales de cellules mésenchymateuses appelées mésoderme pré-somitique (PSM). Il s’agit d’une transition mésenchymato-épithéliale (TME). Au fur et à mesure que les cellules quittent l’extrémité rostrale/antérieure (tête) du PSM pour former chaque somite, de nouvelles cellules se déplacent continuellement du bourgeon caudal pour rejoindre le PSM à l’extrémité caudale/postérieure (queue) de l’embryon.

*Somitogenèse chez un embryon de poulet de stade HH 10 coloré avec l’agglutinine-FITC de Lens culinaris qui se lie à la membrane plasmique. (B) Image en microscopie de contraste du même embryon. (C) Coupe coronale d’une seule bande du PSM et des somites les plus récents d’un embryon de poulet au stade HH 10, coloré à l’agglutinine-FITC de Lens culinaris. Le PSM est relativement plat à l’extrémité postérieure et devient progressivement plus épais vers l’extrémité antérieure. La ligne médiane du PSM est soulignée de jaune en (C). Dans toutes les images, la partie antérieure est en haut, la partie postérieure en bas. Barres d’échelle = 40 µm. Source : https://journals.plos.org/ploscompbiol/article?id=10.1371/journal.pcbi.1002155

Lors de la somitogenèse, les cellules s’épithélialisent progressivement avant même que les segments ne se séparent les uns des autres. Les cellules du PSM augmentent progressivement leur densité de molécules d’adhérence cellule-cellule (Duband et al., 1987) et diminuent leur motilité (Mongera et al., 2018). Les cellules PSM dorsales subissent une maturation précoce, formant une monocouche épithéliale le long de la limite de l’ectoderme, commençant bien avant la formation des somites. Cet épithélium pré-somitique montre également des signes de pré-segmentation, avec des amas de cellules formant des segments de tissu arqués d’environ la longueur d’un diamètre de somite.


Les derniers somites somites (les plus postérieurs) ne se forment pas tout à fait selon les mêmes modalités que les premiers somites (les plus antérieurs). Suite à la formation des somites les plus antérieurs, l’allongement ultérieur de l’axe est alimenté par un pool de progéniteurs neuromésodermiques (NMP), qui donnent naissance à des composants neuronaux de la moelle épinière ainsi qu’au tissu mésodermique des somites (Tzouanacou et al., 2009). Les NMP sont caractérisés par la co-expression de facteurs de transcription associés à la gastrulation, au développement mésodermique et neural, incluant Brachyury (T), Sox2 et Nkx1.2 (Henrique et al., 2015; Steventon et Martinez Arias, 2017). La détermination du mésoderme (et par conséquent du mésoderme pré-somitique) et du tube neural se fait ensuite par des inductions différentielles : FGF/Wnt en faveur du mésoderme, acide rétinoïque en faveur du tube neural (Sambasivan et Steventon, 2021). Le facteur de transcription Mésogénine-1 (Msgn1) est ensuite essentiel pour orienter des cellules vers un destin de mésoderme pré-somitique (Chalamalsetty et al., 2014).

**Des progéniteurs neuromésodermiques à leurs dérivés. Les cellules souches NMP bipotentielles, définies par l’expression de Sox2 et T (Brachyury), génèrent les progéniteurs de la moelle épinière du tronc (NPC, cellules progénitrices neurales) et des somites (MPC, cellules progénitrices mésodermiques). Wnt3a maintient à la fois la cellule souche NMP et le MPC. La voie Wnt3a/β-caténine active ensuite les gènes cibles T et Msgn1 pour spécifier le destin du mésoderme paraxial présomitique. Msgn1 initie les programmes génétiques qui définissent l’identité du mésoderme pré-somitique et le comportement cellulaire en activant l’expression des régulateurs principaux : Snail1 pour l’EMT et de la motilité et Tbx6 pour la suppression neurale, entre autres. L’expression de Msgn1 et Tbx6 doit ensuite être inhibée pour que les cellules du mésoderme pré-somitique deviennent des somites. Source : https://journals.biologists.com/dev/article/141/22/4285/46492/Mesogenin-1-is-a-master-regulator-of-paraxial

La somitogenèse est étonnamment robuste aux perturbations (à la fois spatiales et temporelles). Les modifications du nombre total de cellules embryonnaires ou de la rapidité d’ajout de nouvelles cellules à l’extrémité caudale du PSM entraînent des modifications compensatoires de la taille et du moment de la formation des somites, de sorte que l’embryon produit finalement le même nombre final de somites que normalement. Une augmentation proportionnelle de la taille du somite avec la vitesse de la position de déplacement caudale du front de détermination ou avec la vitesse à laquelle les cellules rejoignent l’extrémité caudale du PSM est sans doute à l’œuvre.

Actuellement, le modèle le plus largement accepté pour expliquer la formation des somites est le mécanisme « horloge et front d’onde », qui combine un front de détermination et de différenciation qui progresse vers la région postérieure avec un oscillateur intracellulaire qui détermine le destin cellulaire en fonction de sa phase au moment de la détermination. Suite à l’identification des premiers transcrits oscillants (hairy1 et hairy2) dans le PSM (Palmeirim et al., 1997), de nombreuses simulations informatiques de complexité variable ont mis en œuvre différents modèles « horloge et front d’onde » (Hester et al., 2011; Tiedemann et al., 2012 ; Baker et al., 2006).

Chez les Vertébrés, les gènes avec un motif oscillatoire au sein du PSM incluent ceux codant des composants ou des cibles des voies de signalisation FGF, WNT et Notch (Hubaud et Pourquié, 2014; Krol et al., 2011; Dequéant et al., 2006).

**Réseaux comparatifs de voies de gènes cycliques chez la souris, le poulet et le poisson zèbre. Description schématique d’une cellule PSM interagissant avec sa voisine, montrant les gènes cycliques candidats dans les voies de signalisation Notch, FGF et Wnt identifiés chez (A) la souris, (B) le poulet et (C) le poisson zèbre. Les ARNm et protéines cycliques sont codés par couleur en fonction de leur association avec les voies de signalisation Notch (bleu), FGF (orange) et Wnt (magenta). Source : https://journals.biologists.com/dev/article/138/13/2783/44467/Evolutionary-plasticity-of-segmentation-clock

Cependant, les gènes individuels qui oscillent diffèrent selon les espèces, à l’exception des facteurs de transcription HES/HER sensibles à Notch, ce qui suggère que la signalisation Notch est au cœur de l’horloge de la somitogenèse (Krol et al., 2011). Soutenant cette idée, des manipulations génétiques et pharmacologiques démontrent que l’oscillation de la voie Notch dans l’embryon de souris est essentielle pour la somitogenèse (Ferjentsik et al., 2009).

*L’activation de Notch est nécessaire à la formation de somites. La préséniline est le composant catalytique du complexe γ-sécrétase responsable du clivage du récepteur Notch et de la libération du domaine intracellulaire de Notch (NICD) qui peut agir dans le noyau. Les souris sans préséniline Psen1-/-;Psen2-/- ne peuvent plus cliver et libérer NICD. Sur ces vues latérales d’embryons de souris à E9,5, on constate l’absence de somites chez les doubles mutants perte-de-fonction (B) alors que l’activité du produit d’un allèle fonctionnel Psen1 suffit à obtenir des somites (A, montrés par des traits). Source : https://journals.plos.org/plosgenetics/article?id=10.1371/journal.pgen.1000662

Chez la souris, les ondes oscillatoires du récepteur Notch1 et l’expression du ligand Delta-like 1 (Dll1), ainsi que du récepteur Notch activé (le domaine intracellulaire clivé, NICD) parcourent le PSM de l’arrière vers l’avant, où les oscillations s’arrêtent (Bone et al., 2014, Shimojo et al., 2016).

*Oscillation de l’activité Notch dans le mésoderme pré-somitique. Immunofluorescence sur la partie postérieure d’un embryon de souris au stade 6 somites (vue dorsale) avec un anticorps reconnaissant le domaine intracellulaire de Notch lorsqu’il est clivé (NICD, voie Notch active). On voit les oscillations dans le PSM. La région antérieure est vers la gauche. Source : https://elifesciences.org/articles/55608

Pour en savoir plus sur la signalisation Notch, voir ce chapitre

**Horloge de segmentation et front de formation des somites chez les Vertébrés. Chez les vertébrés, le front d’onde (ligne pointillée rouge) est influencé par les gradients de signalisation FGF et Wnt provenant de l’extrémité postérieure et par un contre-gradient d’acide rétinoïque (RA) provenant des somites formés précédemment. Au fur et à mesure que le nouveau somite se forme et que l’axe s’allonge, le front d’onde se déplace de concert vers la partie postérieure. Lorsque les vagues d’expression cyclique des gènes Hes/Her (couleur bleue dans le PSM) traversent le front d’onde, l’oscillation s’arrête et une nouvelle limite de somite se forme. Plusieurs paramètres mesurables sont essentiels pour analyser le modèle d’horloge et de front d’onde, à savoir : S, la longueur du segment ; v, la vitesse du front d’onde ; e, le taux d’élongation de l’axe. La période de segmentation TS est mesurée par la durée de formation de chaque paire de somite. En mesurant l’expression de Hes/Her en temps réel à l’extrémité antérieure ou postérieure du PSM au fil du temps (cercles en pointillés jaunes dans le PSM), l’oscillation peut être révélée (encart en pointillés jaunes sur le panneau de droite) et la période antérieure TA et la période postérieure TP peuvent être mesurées. Notez que TA peut être différente de TP. Source : https://europepmc.org/article/pmc/5446262

Ces oscillations sont établies par des boucles de rétroaction négative des composants de Notch tels que le répresseur transcriptionnel HES7 (Niwa et al., 2011, Hayashi et al., 2018), et la glycosyltransférase Lunatic Fringe (LFNG) (Morimoto et al., 2005), qui sont tous deux codés par des gènes oscillants sous le contrôle de la voie Notch.

**Contrôle de l’expression de Hes7. Dans le PSM, l’expression de Hes7 est activée par Tbx6 (qui se fixe sur des éléments régulateurs T-box de ses séquences régulatrices) et Msgn1 (qui se fixe sur des régulateurs E-box de ses séquences régulatrices) et la voie Notch qui provoque l’oscillation de l’expression de Hes7. Une fois, les cellules sorties du PSM pour donner des somites, il n’y a plus de facteurs de transcription activateurs. Tbx6 est piégé par Ripply2 qui provoque sa dégradation et Tbx18 réprime l’expression de Hes7. Source : https://www.jbc.org/article/S0021-9258(20)31399-5/fulltext

Se pose aussi la question de savoir si l’horloge moléculaire est une propriété intrinsèque des cellules du PSM ou seulement une propriété émergente du tissu. Dans des cellules isolées du PSM, l’expression de certains gènes continue à osciller mais ces oscillations ne sont pas stables et finissent par se perdre (Masamizu et al., 2006, Webb et al., 2016) ce qui indique que des interactions cellulaires sont nécessaires pour le maintien de l’horloge.

Les oscillations de Notch s’arrêtent dans le PSM antérieur, où le NICD coopère avec TBX6 pour activer périodiquement l’expression de Mesp2 (Oginuma et al., 2008). MESP2 régule ensuite la formation du somite naissant, notamment la transition mésenchyme-vers-épithélium qui l’accompagne ainsi que sa structuration rostro-caudale. Cette polarité est essentielle pour la formation normale de la colonne vertébrale et la migration des cellules de crêtes neurales à travers le somite. MESP2 réalise cette fonction en activant (entre autres) directement l’expression des récepteurs éphrines (tels que Eph-A4 dans la région antérieure du somite naissant) (Nakajima et al., 2006). Signalons que MESP2, par contrôle du régulation rétrograde, inhibe la voie de signalisation Notch dans la partie antérieure du somite où l’expression de MESP2 finit par se restreindre (Morimoto et al., 2005). Dans la partie postérieure du somite, la voie de signalisation Notch active l’expression de Uncx4.1 qui contribue à mettre en place l’identité postérieure du somite (Takahashi et al., 2007).

**Mesp2 inhibe l’expression du ligand de Notch Dll1 dans la partie antérieure des somites et (indirectement) limite l’expression de Uncx4.1 à la moitié postérieure des somites. La région postérieure de souris sauvages ou homozygotes pour une mutation perte-de-fonction de Mesp2 est traitée en hybridation in situ avec des sondes reconnaissant les ARNm de Dll1 ou Uncx4.1. Source : https://anatomypubs.onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1002/dvdy.21178

La vitesse des oscillations et donc le rythme de production des somites varient selon les espèces. Une nouvelle paire de somites est générée toutes les 90 minutes chez l’embryon de poulet et toutes les 50 minutes chez l’embryon de xénope. Chez le python, une nouvelle paire de somites est produite toutes les 25 minutes, ce qui peut expliquer que les serpents ont un axe antéro-postérieur très allongé avec un nombre de vertèbres dépassant souvent la centaine.

*Comparaison de la somitogenèse chez la souris et chez un serpent. Les oscillations de l’expression des gènes impliqués dans l’horloge somitique comme ici Lunatic fringe ont une fréquence plus importante dans le PSM. Les somites produits sont nombreux mais plus petits. Source : https://www.wikiwand.com/en/Snake#Media/File:Comparative_somite_creation.jpg

Des mutations dans presque tous les gènes de la voie Notch mentionnés plus haut ont été identifiées chez des patients humains avec des défauts vertébraux qui prennent leur origine dans une somitogenèse défectueuse (Giampietro et al., 2009). Par exemple, des mutations récessives dans DLL3, HES7, MESP2 et LFNG et une mutation dominante dans TBX6 (Sparrow et al., 2013) ont été identifiées chez des patients atteints de dysostose spondylocostale (SCDO), caractérisée par des malformations vertébrales sévères qui incluent des hémivertèbres, une perte vertébrale et une fusion le long de l’axe (Takeda et al., 2018). Alors que la SCDO est relativement rare, la scoliose congénitale, définie comme une courbure latérale de la colonne vertébrale supérieure à 10 %, est beaucoup plus fréquente, avec une fréquence de 1:1000, ce qui est suspecté d’être une sous-estimation car les individus asymptomatiques ne recherchent pas soins médicaux. Les allèles mutés de HES7, LFNG, MESP2 et TBX6 sont tous associés avec la scoliose congénitale.

La position dans le PSM antérieur où les oscillations de Notch s’arrêtent et où l’expression de Mesp2 établit la future frontière somite est appelée le front de détermination (Morimoto et al., 2005 ; Saga et al., 1997 ; Dubrulle et al., 2001). Cette région est également la limite antérieure du front d’onde dans le modèle classique « horloge et front d’onde » proposé il y a près de 50 ans pour expliquer la formation périodique de segments dans le PSM (Cooke et Zeeman, 1976). Dans ce modèle, l’activité du front d’onde empêche le PSM de répondre à l’horloge de segmentation ; par conséquent, les somites ne se forment qu’en avant, là où le front d’onde se termine. Dans les embryons de poulet ou de poisson zèbre, la protéine FGF ajoutée de manière exogène ou l’inhibition pharmacologique de la signalisation FGF déplace le front de détermination respectivement vers l’avant ou vers l’arrière. Chez la souris, l’inactivation médiée par Cre de Fgf4 et Fgf8 spécifiquement dans le PSM entraîne une expansion initiale de l’expression de Mesp2, suivie de l’expression prématurée de marqueurs de somites dans tout le PSM (Naiche et al., 2011). On considère que la baisse de la signalisation FGF est nécessaire et suffisante pour que les cellules du PSM acquièrent une compétence à former un somite (et elles formeront un somite à condition que les gènes oscillants selon l’horloge soient bien exprimés).

La signalisation canonique WNT est également impliqué dans le front d’onde, principalement parce que l’activation ectopique de la β-caténine dans le PSM entraîne une expansion de ce tissu et un déplacement vers l’avant de l’expression de Mesp2 (Aulehla et al., 2008). Cependant, cette expansion observée chez les mutants « gain de fonction » de la β-caténine nécessite une activité FGF4 et FGF8.

La signalisation FGF est également impliquée dans la régulation des composants clés de la voie Notch qui jouent un rôle dans l’horloge de segmentation. L’inhibition pharmacologique du FGF perturbe les oscillations de Notch (Wahl et al., 2007 ; Niwa et al., 2007). Dans les embryons de souris avec une perte du récepteur FGF dans le PSM, ou de Fgf4 et/ou Fgf8, l’expression des gènes de la voie Notch tels que Hes7 est abaissée, bien que cette analyse puisse être compliquée en raison de la perte de tissu PSM dans ces mutants (Naiche et al., 2011; Niwa et al., 2007).

En plus du modèle génétique et paracrine, des mécanismes biomécaniques sont à l’oeuvre. La tension appliquée le long de l’axe antéro-postérieur peut induire la formation de frontières intersomitiques dans des emplacements non spécifiés par la signalisation (Nelemans et al., 2020), suggérant que des mécanismes mécaniques peuvent être importants dans la génération de frontières intersomitiques. La voie de signalisation Hippo/YAP est sans doute impliquée dans le processus (Hubaud et al., 2017).

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